La santé mentale est la grande cause nationale 2025. Frédérique Martz, Présidente du réseau d’associations Women Safe & Children et Marie Larue, psychologue clinicienne, responsable pédagogique de l’Académie Women Safe & Children, alertent sur les lacunes actuelles de la prise en charge des victimes de violences sexuelles : un enjeu majeur de santé mentale.


Depuis de nombreuses années, les équipes de Women Safe & Children alertent sur les enjeux d'une prise en charge spécialisée des traumatismes pour les victimes de violences. En quoi les événements de Mazan révèlent-ils l'ampleur des besoins en matière de traitement des traumatismes ?
Les avancées en neurosciences mettent en lumière les conséquences profondes et persistantes des violences sexuelles sur la santé mentale et physique des victimes, et de leur entourage (notamment leurs enfants). Ces découvertes démontrent l'importance d'une prise en charge spécialisée des traumatismes, non seulement pour accompagner les victimes dans leur processus de reconstruction, mais aussi pour soigner les auteurs et prévenir toute forme de récidive. L'affaire Mazan illustre l'urgence de renforcer la formation en psychotraumatologie des professionnels intervenant auprès de ces publics, mais aussi d'étendre les dispositifs de prise en charge des traumatismes liés aux violences.
Women Safe & Children préconise depuis de nombreuses années une formation approfondie dans ce domaine et s'engage activement dans la formation continue de ses équipes. Pour autant, les dispositifs d'accueil et de soins actuels manquent encore cruellement de personnel formé spécifiquement.
Cette affaire révèle également le manque de connaissances des professionnels de santé sur les liens entre les violences subies dans l'enfance, la santé actuelle des victimes, et le phénomène de reproduction des violences. L'amélioration de l'accessibilité aux soins est cruciale, sachant que moins d'une victime sur dix bénéficie actuellement d'une prise en charge médicale spécialisée immédiate, et que de nombreuses personnes attendent plus de dix ans avant d'accéder à un traitement.
Quelles sont les particularités du traumatisme lorsque la victime est inconsciente au moment des viols ? Comment, chez Women Safe & Children, travaillez-vous les thérapies avec les victimes qui n’ont pas le moindre souvenir des faits ?
Lors d'un viol, le cerveau peut entrer en état de sidération ou de dissociation traumatique, et donc créer un souvenir altéré de la scène. Dans le cas d'une victime inconsciente, ce processus est encore plus complexe, car le cerveau ne peut pas enregistrer consciemment l'événement. L'inconscience au moment des faits peut conduire à une amnésie traumatique complète. Les victimes peuvent ne pas avoir le moindre souvenir des faits, mais leur corps et leur psyché portent néanmoins les traces du traumatisme.
Au sein des associations Women Safe & Children, nos équipes sont formées aux thérapies issues de la psychotraumatologie, comme L'EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) et l'ICV (Intégration du Cycle de la Vie). Ces thérapies sont proposées gratuitement aux victimes pour les aider à se reconnecter à la scène dans un contexte sécurisant, même en l'absence de souvenirs précis.
On a beaucoup entendu parler de la « drogue du violeur » dans la sphère festive, le fameux GHB (acide gamma-hydroxybutyrique). Avec cette affaire dite des « viols de Mazan », on découvre la soumission chimique dans la sphère privée. Le phénomène de la soumission chimique est-il sous-évalué en France ?
Le phénomène de la soumission chimique est largement sous-évalué en France dans la sphère privée. La majorité des cas de soumission chimique se produit dans des contextes familiaux, où les agresseurs sont souvent connus des victimes.
Plusieurs facteurs contribuent à la sous-évaluation de ce phénomène. Les victimes peuvent avoir du mal à reconnaître leur statut, en raison de l'amnésie causée par les substances. Les substances utilisées, telles que les anxiolytiques et les somnifères, sont généralement accessibles dans les foyers, rendant leur détection difficile. Les victimes peuvent aussi craindre des répercussions sociales et professionnelles, ce qui les empêche souvent de parler ou d'agir. L'emprise exercée par l'agresseur et le sentiment de honte ou de culpabilité, surtout si la victime a consommé des substances volontairement, compliquent également la situation.
Pour comprendre l’origine de ces violences, revenons sur le profil des accusés. Les enfances de 13 accusés sur 50 ont été abîmées par des violences physiques et sexuelles. Que révèlent ces histoires ?
Ce cycle de reproduction des violences illustre la difficulté de notre société à dépister, prendre en charge et soigner précocement les victimes de traumatismes sexuels. Les violences sexuelles subies dans l'enfance peuvent créer une mémoire traumatique qui, sans traitement adapté, peut conduire à une reproduction consciente ou inconsciente des schémas de violence à l'âge adulte. Pour briser ce cycle, les associations Women Safe & Children ont ouvert leurs portes aux enfants victimes.
Il est, par ailleurs, indispensable d’assurer un suivi réel des auteurs adultes, avec notamment des injonctions de soins efficients et contrôlés.
Quels sont les principaux obstacles qui entravent une identification précoce des victimes de violences, notamment en ce qui concerne les enfants ?
En France, le devoir de protection des enfants entre en conflit avec le risque de poursuites disciplinaires pour les médecins. La CIIVISE a proposé récemment une obligation de signalement pour clarifier la situation, mais cette mesure reste controversée.
En effet, les médecins français qui signalent des cas de violences intrafamiliales s'exposent régulièrement à des poursuites disciplinaires. Dans la majorité des cas, c’est le parent agresseur – présumé ou confirmé – qui utilise un document médical venu en sa possession pour porter plainte auprès de l’Ordre des médecins. Les poursuites sont généralement liées à des signalements effectués par le médecin auprès du procureur de la République ou de la Crip (cellule de recueil des informations préoccupantes) départementale.
Les médecins français se trouvent donc pris en étau entre leur devoir de protéger les enfants victimes de violences et la peur des répercussions juridiques. Cette situation invraisemblable met en lumière les limites de notre système de protection de l'enfance. En France, d’après la Haute Autorité de santé, seuls 5 % des signalements de maltraitance pour enfants proviennent des médecins, alors même que les médecins sont les plus à même de reconnaître des signes de violences intrafamiliales. Comment, dans ce contexte, briser le
schéma de reproduction des violences quand on sait que les agresseurs sont souvent d’anciennes victimes ?
La prise en charge des psychotraumatismes liés aux violences faites aux femmes était un engagement fort du gouvernement (depuis l’annonce de la « grande cause » en 2017), puis rappelé lors du « Grenelle des violences conjugales ». La création des centres régionaux du psychotraumatisme (CRP) venait notamment répondre à cet engagement. Pourtant, en juillet 2023, le Haut Conseil à l’Égalité a alerté sur la situation alarmante des CRP et leurs difficultés à prendre en charge les femmes victimes de violences. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quels sont les défis à relever pour assurer un accès équitable aux soins, pour toutes les victimes de ces violences : les femmes, les enfants et les adolescents ?
Le projet des CRP partait d’une bonne intention, mais a insuffisamment pris en compte la complexité de la violence dans son côté systémique, ou encore les différences zones urbaines — zones rurales. Dès leur ouverture, la plupart des CRP ont été presque immédiatement débordés par les demandes ! Les principaux défis à relever pour assurer un accès équitable aux soins pour toutes les victimes sont : le renforcement des moyens pour démultiplier les structures et augmenter le personnel.
Concrètement, comment prévenir ces violences sexuelles à l’échelle d’une société ?
Pour prévenir plus efficacement les violences sexuelles à l'échelle d'une société, il est essentiel de mettre en place une approche multidimensionnelle grâce à une prévention primaire, permettant d’identifier les risques à la source, et secondaire permettant d’agir au début de l’apparition des troubles. Cela commence par une sensibilisation accrue du public, notamment par des campagnes d'information et d'éducation dès le plus jeune âge sur le respect mutuel, le comportement adapté et le consentement. Il est crucial de former les professionnels (santé, éducation, justice) à la détection et à la prise en charge des victimes, mais aussi des auteurs. Si des victimes se manifestent à l'issue de formations sur les violences, il est essentiel de mettre immédiatement en place des dispositifs d'écoute et d'accompagnement adaptés. La question de 'Comment agir' devient alors centrale.
Au niveau législatif, il faut renforcer les lois et leur application pour dissuader les agresseurs potentiels.
Dans le monde du travail, les entreprises doivent instaurer des politiques claires contre le harcèlement et les agissements sexistes, avec des procédures de signalement efficaces.
Enfin, il est important de promouvoir l'égalité des genres dans tous les domaines de la société, pour combattre les stéréotypes et les comportements sexistes qui peuvent mener à des violences.
Pour conclure, quelles répercussions peut-on attendre de ce procès, non seulement sur le plan judiciaire, mais aussi sur le plan social ?
Sur le plan judiciaire, le verdict pourrait établir un précédent en matière de condamnation des violences sexuelles, influençant la manière dont les tribunaux traiteront ces affaires à l'avenir, et impactant les peines requises par les procureurs.
Sur le plan social, ce procès a déjà suscité un débat public important, augmentant la sensibilisation à la problématique des violences sexuelles. Il pourrait encourager davantage de victimes à se manifester et à porter plainte, tout en contribuant à changer les perceptions sociétales sur le consentement et la responsabilité.
Il est cependant essentiel de reconnaître qu'un seul procès ne suffira pas à résoudre tous les problèmes. Des efforts continus en matière de prévention, d’éducation, de prise en charge des victimes, de leur entourage et de leurs agresseurs, et de réforme du système judiciaire seront nécessaires pour instaurer un changement massif et durable.
Propos recueillis par Annabelle Baudin pour Women Safe & Children.
Comentários